Le phénomène de société que constitue par son ampleur et ses
formes l’embrigadement djihadiste est-il lié à la nature ou à
l’histoire de l’islam ? Opère-t-il une
radicalisation
inhérente à la notion de djihad ou doit-on plutôt y voir,
comme le suggère Olivier Roy dans un excellent article du
Monde
daté du 24 novembre, la conséquence d’un besoin individuel de
radicalité qui s’alimente à un
storytelling
djihadiste de circonstance ?
Le texte d’Olivier Roy balaye les innombrables explications
mettant en cause les religions en général, l’islam en
particulier, en rappelant les faits suivants :
- De tous temps des jeunes en sont venus à se rallier à des
causes pour lesquelles ils étaient prêts à tuer comme à
sacrifier leurs vies :
« Le ralliement de ces jeunes à Daech est
opportuniste : hier, ils étaient avec Al-Qaida,
avant-hier (1995), ils se faisaient sous-traitants du
GIA algérien ou pratiquaient, de la Bosnie à l’Afghanistan en
passant par la Tchétchénie, leur petit
nomadisme du djihad individuel (comme le « gang de
Roubaix »). Et demain, ils se battront sous une autre
bannière, à moins que la mort en action, l’âge ou la
désillusion ne vident leurs rangs comme ce fut le cas de
l’ultragauche des années 1970. »
Daesh s’inscrit donc dans un
ensemble d’organisations idéologiques religieuses ou athées
qui, tout au long de l’histoire, ont offert l’occasion à des
individus de se radicaliser jusqu’à envisager des actions
terroristes, éventuellement suicidaires. Quelque discutable
qu’elle soit par ailleurs, la nature islamique proclamée de
Daesh est donc ici d’emblée écartée du statut de cause
explicative de l’embrigadement djihadiste actuel. Daesh
est tout au plus une circonstance, une
offre qui rencontre une demande. Reste à savoir
laquelle.
- La même logique s’applique à la « souffrance
postcoloniale ». S’il y avait là une cause structurelle de
l’embrigadement djihadiste pourquoi seule une infime part
des personnes concernées se trouveraient-elles affectées ? A
l’exception de quelques provocateurs chacun peut constater
l’existence d’un « consensus fort » des musulmans de France
et/ou des anciens colonisés pour vivre en paix hors de tout
ressentiment victimaire. De fait, comme le souligne Olivier
Roy, les recrues du djihadisme se trouvent en marge des
communautés musulmanes et n’ont « presque jamais un
passé de piété et de pratique religieuse, au contraire. »
- Ceci est d’autant plus vrai qu’une bonne part
d’entre eux sont des « convertis de souche », qui plus est,
souvent originaires des campagnes françaises et donc
passablement isolés des communautés musulmanes.
Les causes du phénomène d’embrigadement djihadiste ne
pouvant, en toute logique, être attribuées à ces facteurs
situationnels
communs que sont l’islam ou la colonisation, il convient alors
de les rechercher parmi les
dispositions communes
aux sujets concernés.
Or, là, pas d’hésitation, nous disposons d’un
invariant
trop évident et trop significatif pour être ignoré : la
catégorie d’âge des candidats au djihad.
Ainsi que divers spécialistes y insistent (
cf.
Dounia Bouzar, Fethi Benslama,
etc.), il s’agit de
jeunes qui se situent pour la plupart entre 15 et 25 ans. Ce
constat élémentaire mène droit à la problématique délicate du
processus de (re)construction identitaire ou subjective propre
à l’adolescence et marqué par une forme de rupture avec le
monde des parents. Le passage de l’enfance à l’âge adulte
suppose en effet un changement de régime relationnel et/ou
intersubjectif qui peut considérablement fragiliser un
individu même bien inséré.
Il va de soi que seront surtout concernés ceux qui, étant
issus d’un milieu familial peu nourricier, peinent à
s’affirmer, c’est-à-dire, à être reconnus pour leurs qualités
et leurs accomplissements par l’entourage social correspondant
à leurs aspirations. L’adolescent en filiation échouée qui n’a
pas une bonne image de ses parents et n’acquiert pas une bonne
image de lui-même dans le « miroir social » de pairs parfois
inexistants aura une plus grande appétence et sera donc moins
regardant vis-à-vis de ce qui s’offre à lui, notamment sur
internet, pour alimenter son besoin identitaire sous la forme
— caractéristique de cet âge — premièrement, d’une affiliation
qui le valide dans son être et, deuxièmement, d’une « fable
personnelle » lui permettant de se voir comme unique,
omnipotent, invulnérable avec un destin particulier, voire une
mission.
Mais ce vif besoin d’un
devenir héroïque
,
permet aussi de comprendre que même les adolescents qui
semblent réussir, tant d’un point de vue social que scolaire,
puissent prêter l’oreille aux sirènes du djihadisme. Un être
sensible, intelligent et idéaliste qui observe le monde actuel
sans
a priori constatera immanquablement sa profonde
corruption et pourrait alors prêter l’oreille à des discours
de rupture, même ceux sollicitant un engagement total pour
contribuer à l’avènement d’un monde de vérité et de justice.
N’offrent-ils pas une occasion, somme toute, inespérée de
s’affirmer et même de s’accomplir d’une manière encore perçue
comme la plus noble : par le sacrifice de soi ?
Bref, dans le contexte actuel, le tableau de l’adolescence
laisse bel et bien à penser que la
fragilisation du
soi qui le caractérise pourrait constituer le terreau
commun aux différentes formes de radicalisation. N’est-elle
pas déjà la source de la radicalité propre à l’adolescence qui
se manifeste dans les conduites à risques (sexe, alcool,
violence et autres addictions), l’anorexie, la dépression,
l’automutilation, le suicide,
etc. ?
Ce rapprochement avec la pathologie est d’autant plus
intéressant que lorsqu’on en vient à s’interroger sur les
possibles moyens de prévention de la radicalisation, on ne
peut pas ne pas tenir compte du fait que la
psychoéducation
constitue une forme de thérapie très efficace dans chacun de
ces différents domaines et même pour la schizophrénie,
caractéristique, elle aussi, de l’adolescence. Cette forme
d’intervention consiste à fournir à la personne concernée
— comme à son entourage — les connaissances psychologiques
nécessaires pour acquérir une représentation plus juste, plus
efficace et donc une meilleure maîtrise de sa situation.
On peut ainsi penser qu’une psychoéducation axée sur les
mécanismes de la
construction sociale du « soi » et
de la « réalité », en particulier à l’adolescence, ferait
barrage aux phénomènes de radicalisation, djihadiste ou
autres. Mais comment toucher les rares individus concernés si
ce n’est en ciblant la population adolescente dans son
ensemble, c’est-à-dire, en mettant en œuvre une véritable
prévention ?
Considérer qu’en dépit du risque présent, le jeu n’en
vaudrait pas la chandelle serait probablement faire un mauvais
calcul. La fragilité mentale des adolescents ne
constitue-t-elle pas, déjà, en soi, un grave problème de santé
publique ?
Ne serait-il pas salutaire de mettre les savoirs sur la
construction sociale de la personne à portée des adolescents
— avec des supports attrayants (vidéos, BD,...) dans les
différents (cyber)espaces qu’ils fréquentent et, en
particulier, les établissements d’enseignements — plutôt que
de les laisser cantonnés à des ouvrages spécialisés ?
Alors que d’aucuns revendiquent une éducation philosophique
de la maternelle à l’université, il me semble que le mal-être
adolescent et, de manière générale, le malaise dans
l’éducation appellent une éducation à la psychologie sociale
interpersonnelle (loin de la vulgate psychanalytique) qui
donnerait à chacun les moyens de comprendre comment il se
construit dans le « miroir social », c’est-à-dire, comment la
dynamique de ses émotions, de ses pensées, de ses désirs et de
ses actes se trouve influencée par l’innombrable variété des
formes sous lesquelles le jugement des
autres vient
à se refléter sur l’image de soi. L’intériorisation du
« regard » des
autres nourrit le
soi mais
le rend dépendant et surtout manipulable s’il n’en a pas
conscience.
Eduquer à la psychologie du
soi — et donc à la
santé mentale — constituerait une forme de prévention de
l’embrigadement d’autant plus intéressante qu’en contribuant à
former des citoyens davantage en maîtrise d’eux-mêmes, plus
conscients et donc plus libres, on peut en escompter non
seulement une réduction des risques sanitaires liés à
l’adolescence mais aussi une réduction sensible de la
conflictualité sociale, étant donné que le
narcissisme,
c’est-à-dire la défense de l’image de soi, constitue une des
principales sources de violence.
Permettre qu’au moins à titre expérimental un tel
enseignement soit prodigué ne serait-ce qu’à des élèves de
terminale sous la forme d’une recherche-action menée dans
quelques lycées pilotes pourrait constituer une réponse
novatrice au risque de radicalisation en cela que, éducative
et préventive plutôt que répressive, elle apparaîtrait tout à
la fois pertinente, simple et peu coûteuse donc bienvenue en
ces temps de crise budgétaire.