jeudi 17 mars 2016

Alcool & autres drogues chez les jeunes : la prévention ne doit pas se tromper de cible

Article paru dans la section Forum (p. 20) du Journal de l'Ile de la Réunion (JIR) le 17/03/2016. Il est aussi accessible en ligne dans le courrier des lecteurs du jour.

Le pédopsychiatre Daniel Bailly, professeur à l’Université d’Aix-Marseille et spécialiste du comportement des adolescents, est venu à la Réunion à l’occasion du récent colloque régional de la FRAR « Pour un usage modéré et responsable de l’alcool. Quelles solutions pour La Réunion ? » Invité à la radio Réunion 1ère, il a livré une interview d’une rare lucidité et complètement à rebours de nos idées reçues concernant la prévention de la consommation de drogues chez les jeunes. Comme nous sommes tous concernés et que son propos devrait, je crois, être entendu par un maximum de personnes, voici l’essentiel de l’entretien réalisé par Karl Sivatte :

  • Faut-il privilégier l’éducation à la prévention ?

Oui, mais il faut savoir ce que c’est que la prévention. Or, la prévention c’est : il faut oublier le produit ! La prévention ne doit pas cibler le produit, la prévention doit cibler le sujet. Le problème de l’abus, de la dépendance, de l’ivresse, ce n’est pas le problème de l’alcool, c’est le problème du sujet et de savoir comment ce sujet va utiliser le produit. Tant qu’on focalisera la prévention sur les produits, on se trompera de cible.
La prévention, c’est un état d’esprit, c’est un problème d’éducation. C’est apprendre à nos enfants à devenir des adultes autonomes, responsables, avec un esprit critique, d’être capable de résister aux pressions sociales, d’être capable d’analyser les informations qu’on leur donne et de savoir, eux, quelles sont les valeurs qu’ils veulent défendre dans ce monde. C’est ça le problème de la prévention et tant qu’on va focaliser sur le produit, tant qu’on fera des actions ponctuelles comme ça, on se trompera et on aura aucune efficacité.

  • Est-ce qu’il faut ne pas hésiter à se tourner vers des professionnels, des techniciens ?

Oh ce n’est pas les professionnels, le problème de la prévention, c’est le problème des parents et le problème des enseignants. Les enfants, leurs attitudes et leurs comportements sont déterminés par ceux qui s’occupent d’eux. Ce n’est pas le professionnel dans son bureau à l’hôpital qui s’occupe des enfants, c’est les parents et les enseignants.
On sait que les programmes qui marchent le mieux, ce sont les programmes qui démarrent précocement, dès l’école primaire, qui sont intégrés au cursus scolaire, et dans lesquels on va aider les enfants à développer ce qu’on appelle les compétences psychosociales. Par exemple s’affirmer, par exemple les relations interpersonnelles, comment résoudre les problèmes, comment s’intégrer dans la communauté, comment gérer son stress, c’est ça qui marche et ce n’est pas du tout en focalisant sur l’alcool ou sur la drogue. Donc ces programmes doivent être pérennes, c’est-à-dire que ça doit être intégré dans le cursus. Ça veut dire aussi que l’Education Nationale doit se poser une question : quelle est sa mission, est-ce que sa mission c’est de transmettre des connaissances ou est-ce que sa mission c’est de faire des enfants, des adultes par la suite, des adultes responsables ? Et tant qu’on ne se posera pas cette question-là je crois qu’on tournera en rond et qu’on ne s’en sortira pas.

  • La peur du « qu’en dira-t-on ? » : comment aider les familles ?

Ça, c’est un autre problème, c’est-à-dire, que la prévention c’est en amont. Quand un problème survient, là c’est pareil, on me demande toujours quels sont les signes qui doivent alerter quand un sujet consomme du cannabis, de l’alcool. Ces signes n’ont rien à voir avec l’alcool et le cannabis. Un adolescent qui va commencer à consommer abusivement, c’est un adolescent qui va mal. Ce n’est pas l’alcool qui fait l’alcoolique, c’est le sujet qui fait que l’alcool devient un problème pour lui. Or ça aussi c’est repérable très précocement. C’est-à-dire qu’on sait qu’un enfant qui va présenter des troubles anxieux, des troubles dépressifs a deux fois plus de risques qu’un autre de développer par la suite des comportements d’abus. On sait qu’un enfant hyperactif est un enfant à risque. On connaît tout ça. Ça veut dire que très précocement il faut savoir repérer les enfants qui sont en difficulté, en souffrance, et les aider à surmonter ces difficultés. Mais ça n’a rien à voir avec l’alcool et les drogues.

  • Les clés alors pour ce genre de situation ?

Les clés ? Je crois qu’il faut être attentif à nos enfants. Je crois qu’il faut se poser la question des valeurs qu’on veut leur transmettre, du monde qu’on veut leur léguer, et la question de ce qu’on veut donner à la société pour améliorer l’éducation de nos enfants. Je crois que c’est ces questions-là qui sont essentielles. Ce n’est pas la question de la publicité, ce n’est pas la question des distributeurs ou des producteurs d’alcool, ça n’a rien à voir. C’est vraiment des questions politiques ; mais politique au sens noble, c’est-à-dire, politique personnelle, c’est à nous de réfléchir sur ce qu’on est prêt à faire et ne pas faire pour nos enfants.

  • La première « sortie », comment l’appréhender quand on se pose des questions ?

C’est logique, quand vous êtes un jeune il faut quand même que vous fassiez des choses que les parents n’ont pas faites et il faut quand même que vous expérimentiez les choses. Il y a toujours une première fois. Alors, il faut savoir que quand on regarde l’évolution de la consommation, autant les enfants consomment à la maison, autant à l’adolescence les comportements changent parce que les adolescents ont besoin de se démarquer des valeurs qui les ont guidés qui sont essentiellement les valeurs parentales et ils vont s’appuyer sur le groupe des copains pour pouvoir continuer à progresser et il y a toute une période où c’est le groupe des pairs qui est le plus important.
Alors les parents nous disent souvent « s’il va mal ou s’il consomme trop c’est la faute des copains ». Ce n’est pas vrai. On sait que les adolescents choisissent le groupe en fonction de ce qu’ils sont. Et les adolescents à risque vont choisir préférentiellement des copains déviants. Et il faut bien que tout ça s’expérimente entre groupes. [Pour] un adolescent le groupe c’est important, ça lui permet d’appréhender les questions qu’il se pose de manière relativement sereine parce qu’il sait que c’est partagé avec ses pairs. Et à cette période-là, les pairs, ils sont très importants.
Mais je crois qu’il faut rassurer les parents. La majorité des adolescents vont bien, on focalise tout sur les adolescents, mais ils vont même mieux que la majorité des adultes. Alors peut-être qu’il faudrait se poser des questions sur notre santé à nous et arrêter de tout focaliser sur les adolescents.

  • Le premier cas d’ivresse : comment réagir ?

Une première ivresse à 16, 17 ans, partagée entre copains, ce n’est pas grave. On sait que ceux qui vont devenir des consommateurs abusifs ou dépendants, leur première ivresse ce n’est pas 16 ans, 17 ans, c’est avant 12 ans. Et c’est ceux-là qu’il faut repérer. C’est logique de faire la fête entre copains. C’est logique de transgresser quand on est adolescent. Et heureusement, s’il n’y avait pas ça, ils ne seraient pas des adolescents. Le problème c’est comment notre société peut encadrer ces choses-là pour que ça n’ait pas de conséquences dommageables. C’est-à-dire, qu’il faut qu’il y ait à la fois un regard tolérant et l’idée que, au fond, notre rôle ce n’est pas de dire ce qui est bien et ce qui est mal. Notre rôle c’est d’être un guide et un guide c’est un filet de sécurité. C’est-à-dire, comment faire [pour] que nos adolescents puissent expérimenter ce qu’ils doivent expérimenter pour devenir adultes mais de telle façon que, si jamais ça dérape, ils aient les moyens de rebondir et qu’on puisse les aider à rebondir, c’est ça le seul problème.

  • Le dialogue reste fondamental dans cette période ?

Alors plus que le dialogue c’est de savoir mettre en accord acte et parole. Je crois que c’est notre exemplarité qui va faire que nos enfants changent. On ne peut pas dire à un enfant que l’alcool est mauvais et tous les soirs en rentrant du travail s’attabler pour éviter d’être confronté aux récriminations de son épouse en buvant un verre de whisky ou de rhum. Ce n’est pas possible quoi ! Il faut bien comprendre que les enfants très tôt sont confrontés aux attitudes et aux comportements de leurs parents vis-à-vis de l’alcool et des produits et c’est ça qui va déterminer les choses. Si un enfant précocement perçoit que ce produit est utilisé par ses parents pour régler les problèmes de la vie quotidienne, pour faire en sorte qu’on ne parle de rien et que tout va bien, oui cet enfant-là il aura de grande chance d’intégrer ce comportement-là dans son répertoire relationnel par la suite.

  • Un conseil à partager à la fois avec les jeunes et les parents ?

Alors, aux jeunes c’est de leur dire que quand ils sont en difficulté ou quand ils ont l’impression que quelque chose n’est pas normal ou ne va pas, qu’ils en parlent. C’est important parce qu’on s’aperçoit que les jeunes qui prennent un parcours vers l’abus et la dépendance, ce sont souvent des jeunes qui ont émis des signes de souffrance et qui n’ont pas été entendus. Donc il ne faut pas hésiter qu’ils en parlent et aux adultes je leur dirais mais « soyez des adultes responsables », c’est-à-dire, des adultes attentifs, disponibles et n’ayez pas peur de montrer qui vous êtes, parce qu’il n’y a rien de pire que de tricher avec un enfant.


Luc-Laurent Salvador, pour l’association EDUCAPSY

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