jeudi 17 mars 2016

Prévenir l’embrigadement terroriste par l’éducation

Article proposé à divers journaux nationaux (30/12/2015) ainsi qu'au courrier des lecteurs des deux éditions locales de la Réunion (21/01/2015), tout cela sans succès.

Le phénomène de société que constitue par son ampleur et ses formes l’embrigadement djihadiste est-il lié à la nature ou à l’histoire de l’islam ? Opère-t-il une radicalisation inhérente à la notion de djihad ou doit-on plutôt y voir, comme le suggère Olivier Roy dans un excellent article du Monde daté du 24 novembre, la conséquence d’un besoin individuel de radicalité qui s’alimente à un storytelling djihadiste de circonstance ?

Le texte d’Olivier Roy balaye les innombrables explications mettant en cause les religions en général, l’islam en particulier, en rappelant les faits suivants :
  1. De tous temps des jeunes en sont venus à se rallier à des causes pour lesquelles ils étaient prêts à tuer comme à sacrifier leurs vies :
« Le ralliement de ces jeunes à Daech est opportuniste : hier, ils étaient avec Al-Qaida, avant-hier (1995), ils se faisaient sous-traitants du GIA algérien ou pratiquaient, de la Bosnie à l’Afghanistan en passant par la Tchétchénie, leur petit nomadisme du djihad individuel (comme le « gang de Roubaix »). Et demain, ils se battront sous une autre bannière, à moins que la mort en action, l’âge ou la désillusion ne vident leurs rangs comme ce fut le cas de l’ultragauche des années 1970. »
Daesh s’inscrit donc dans un ensemble d’organisations idéologiques religieuses ou athées qui, tout au long de l’histoire, ont offert l’occasion à des individus de se radicaliser jusqu’à envisager des actions terroristes, éventuellement suicidaires. Quelque discutable qu’elle soit par ailleurs, la nature islamique proclamée de Daesh est donc ici d’emblée écartée du statut de cause explicative de l’embrigadement djihadiste actuel. Daesh est tout au plus une circonstance, une offre qui rencontre une demande. Reste à savoir laquelle.
  1. La même logique s’applique à la « souffrance postcoloniale ». S’il y avait là une cause structurelle de l’embrigadement djihadiste pourquoi seule une infime part des personnes concernées se trouveraient-elles affectées ? A l’exception de quelques provocateurs chacun peut constater l’existence d’un « consensus fort » des musulmans de France et/ou des anciens colonisés pour vivre en paix hors de tout ressentiment victimaire. De fait, comme le souligne Olivier Roy, les recrues du djihadisme se trouvent en marge des communautés musulmanes et n’ont « presque jamais un passé de piété et de pratique religieuse, au contraire. »
  2. Ceci est d’autant plus vrai qu’une bonne part d’entre eux sont des « convertis de souche », qui plus est, souvent originaires des campagnes françaises et donc passablement isolés des communautés musulmanes.
Les causes du phénomène d’embrigadement djihadiste ne pouvant, en toute logique, être attribuées à ces facteurs situationnels communs que sont l’islam ou la colonisation, il convient alors de les rechercher parmi les dispositions communes aux sujets concernés.
Or, là, pas d’hésitation, nous disposons d’un invariant trop évident et trop significatif pour être ignoré : la catégorie d’âge des candidats au djihad.
Ainsi que divers spécialistes y insistent (cf. Dounia Bouzar, Fethi Benslama, etc.), il s’agit de jeunes qui se situent pour la plupart entre 15 et 25 ans. Ce constat élémentaire mène droit à la problématique délicate du processus de (re)construction identitaire ou subjective propre à l’adolescence et marqué par une forme de rupture avec le monde des parents. Le passage de l’enfance à l’âge adulte suppose en effet un changement de régime relationnel et/ou intersubjectif qui peut considérablement fragiliser un individu même bien inséré.
Il va de soi que seront surtout concernés ceux qui, étant issus d’un milieu familial peu nourricier, peinent à s’affirmer, c’est-à-dire, à être reconnus pour leurs qualités et leurs accomplissements par l’entourage social correspondant à leurs aspirations. L’adolescent en filiation échouée qui n’a pas une bonne image de ses parents et n’acquiert pas une bonne image de lui-même dans le « miroir social » de pairs parfois inexistants aura une plus grande appétence et sera donc moins regardant vis-à-vis de ce qui s’offre à lui, notamment sur internet, pour alimenter son besoin identitaire sous la forme — caractéristique de cet âge — premièrement, d’une affiliation qui le valide dans son être et, deuxièmement, d’une « fable personnelle » lui permettant de se voir comme unique, omnipotent, invulnérable avec un destin particulier, voire une mission.
Mais ce vif besoin d’un devenir héroïque, permet aussi de comprendre que même les adolescents qui semblent réussir, tant d’un point de vue social que scolaire, puissent prêter l’oreille aux sirènes du djihadisme. Un être sensible, intelligent et idéaliste qui observe le monde actuel sans a priori constatera immanquablement sa profonde corruption et pourrait alors prêter l’oreille à des discours de rupture, même ceux sollicitant un engagement total pour contribuer à l’avènement d’un monde de vérité et de justice. N’offrent-ils pas une occasion, somme toute, inespérée de s’affirmer et même de s’accomplir d’une manière encore perçue comme la plus noble : par le sacrifice de soi ?
Bref, dans le contexte actuel, le tableau de l’adolescence laisse bel et bien à penser que la fragilisation du soi qui le caractérise pourrait constituer le terreau commun aux différentes formes de radicalisation. N’est-elle pas déjà la source de la radicalité propre à l’adolescence qui se manifeste dans les conduites à risques (sexe, alcool, violence et autres addictions), l’anorexie, la dépression, l’automutilation, le suicide, etc. ?
Ce rapprochement avec la pathologie est d’autant plus intéressant que lorsqu’on en vient à s’interroger sur les possibles moyens de prévention de la radicalisation, on ne peut pas ne pas tenir compte du fait que la psychoéducation constitue une forme de thérapie très efficace dans chacun de ces différents domaines et même pour la schizophrénie, caractéristique, elle aussi, de l’adolescence. Cette forme d’intervention consiste à fournir à la personne concernée — comme à son entourage — les connaissances psychologiques nécessaires pour acquérir une représentation plus juste, plus efficace et donc une meilleure maîtrise de sa situation.
On peut ainsi penser qu’une psychoéducation axée sur les mécanismes de la construction sociale du « soi » et de la « réalité », en particulier à l’adolescence, ferait barrage aux phénomènes de radicalisation, djihadiste ou autres. Mais comment toucher les rares individus concernés si ce n’est en ciblant la population adolescente dans son ensemble, c’est-à-dire, en mettant en œuvre une véritable prévention ?
Considérer qu’en dépit du risque présent, le jeu n’en vaudrait pas la chandelle serait probablement faire un mauvais calcul. La fragilité mentale des adolescents ne constitue-t-elle pas, déjà, en soi, un grave problème de santé publique ?
Ne serait-il pas salutaire de mettre les savoirs sur la construction sociale de la personne à portée des adolescents — avec des supports attrayants (vidéos, BD,...) dans les différents (cyber)espaces qu’ils fréquentent et, en particulier, les établissements d’enseignements — plutôt que de les laisser cantonnés à des ouvrages spécialisés ?
Alors que d’aucuns revendiquent une éducation philosophique de la maternelle à l’université, il me semble que le mal-être adolescent et, de manière générale, le malaise dans l’éducation appellent une éducation à la psychologie sociale interpersonnelle (loin de la vulgate psychanalytique) qui donnerait à chacun les moyens de comprendre comment il se construit dans le « miroir social », c’est-à-dire, comment la dynamique de ses émotions, de ses pensées, de ses désirs et de ses actes se trouve influencée par l’innombrable variété des formes sous lesquelles le jugement des autres vient à se refléter sur l’image de soi. L’intériorisation du « regard » des autres nourrit le soi mais le rend dépendant et surtout manipulable s’il n’en a pas conscience.
Eduquer à la psychologie du soi — et donc à la santé mentale — constituerait une forme de prévention de l’embrigadement d’autant plus intéressante qu’en contribuant à former des citoyens davantage en maîtrise d’eux-mêmes, plus conscients et donc plus libres, on peut en escompter non seulement une réduction des risques sanitaires liés à l’adolescence mais aussi une réduction sensible de la conflictualité sociale, étant donné que le narcissisme, c’est-à-dire la défense de l’image de soi, constitue une des principales sources de violence.
Permettre qu’au moins à titre expérimental un tel enseignement soit prodigué ne serait-ce qu’à des élèves de terminale sous la forme d’une recherche-action menée dans quelques lycées pilotes pourrait constituer une réponse novatrice au risque de radicalisation en cela que, éducative et préventive plutôt que répressive, elle apparaîtrait tout à la fois pertinente, simple et peu coûteuse donc bienvenue en ces temps de crise budgétaire.

Luc-Laurent Salvador, pour l’association EDUCAPSY


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